Quand la tradition rencontre la curiosité : faut-il toujours accorder vin et cuisine régionale en Italie ?

12/10/2025

Le socle des accords régionaux : héritage vivant et transmission

Difficile de dissocier la cuisine italienne de ses paysages. Chaque village, chaque vallée, a lentement façonné ses recettes et ses vins, main dans la main avec la géographie et le climat. Pas une trattoria respectée qui n’affiche fièrement ses spécialités, du risotto alla Milanese (Lombardie) accompagné de son Franciacorta, jusqu’aux auberges des Langhe où le Barolo tutoie la brasato al Barolo. Pourquoi cette habitude ? Pour une raison toute simple, très pratique avant d’être romantique : les vins étaient faits pour les plats du quotidien, et vice versa.

Même au XXIe siècle :

  • 59% des Italiens privilégient les vins de leur région pour accompagner un repas traditionnel, selon une étude de l’Osservatorio del Vino (2023).
  • Plus de 400 Denominazioni di Origine Controllata (DOC) structurent le paysage viticole et rythment encore la vie gustative des régions, d’après Federdoc.
  • Des festivals gastronomiques, comme le Salone del Gusto à Turin, mettent en avant ces mariages de raison (et de passion !)

L’accord régional, loin de n’être qu’un folklore figé, permet donc d’honorer la mémoire collective, mais aussi de garantir une certaine harmonie gustative. Il fait voyager dans le temps autant que dans l’espace.

Quand « ce qui pousse ensemble s’accorde ensemble »… jusqu’à un certain point

Cette maxime – rendue célèbre par Luigi Veronelli, influent critique gastronomique italien – pose la logique paysanne au cœur du mariage mets-vins. Les éléments du terroir – climat, relief, traditions agricoles – auraient naturellement mené à des associations réussies.

Quelques exemples qui font mouche :

  • L’agneau sarde rôti, saturé de parfums maquis, et le Cannonau, vin généreux, tannique, fruité, issu du même terrain aride.
  • Le Greco di Tufo, blanc minéral de Campanie, qui réveille la douceur iodée d’un spaghetti alle vongole.
  • Amarone della Valpolicella et ragoût de boeuf à la vénitienne, un duo là aussi hérité de la géographie et de l’histoire locale.

Mais ce principe connaît des exceptions parfois surprenantes :

  • Dans le Frioul, la tradition veut qu’on marie un refosco robuste avec du poisson de lagune. Pourtant, un Pinot Grigio floral – pourtant moins régional – flirte parfois mieux avec la délicatesse des plats marins.
  • En Ombrie, la salsiccia al tartufo est rarement éclipsée par le Sagrantino local, très puissant ; un bon Nebbiolo piémontais ou un Pinot Noir du Trentin s’avère parfois plus équilibré.

Des recettes régionales, des vins de caractère… mais pas toujours l’équation parfaite

L’Italie, avec ses 545 variétés de cépages autochtones (selon le Consortium Wines of Italy), est sans doute le pays le plus fragmenté et créatif en matière de goût. Mais cette incroyable richesse mène à des associations parfois trop corsées, trop tanniques ou trop aromatiques.

  • Le fameux Pecorino Romano, fleuron du Latium, explose souvent la structure d’un Cesanese – vin rouge de la même région – qui aurait pourtant dû lui convenir.
  • La Caponata sicilienne, mi-sucrée, mi-acidulée, transcende un Nero d’Avola, mais fait des merveilles aussi avec des blancs charnus venus de Ligurie ou de Vénétie.

Les pièges à éviter ? Vouloir systématiser : le terroir fait bien les choses… jusqu’au jour où la force d’un plat surpasse celle du vin régional, ou l’inverse. Le goût du vin évolue également, avec des techniques de vinification plus modernes, une recherche d’équilibre subtil, et des vignerons qui n’hésitent plus à bousculer les habitudes ancestrales (voir les cuvées « orange wines » chez Radikon ou Gravner dans le Frioul, saluées par Decanter pour leur audace).

Les effluves de l’histoire : influences, échanges et métissages

L’Italie est avant tout un carrefour. Depuis l’Antiquité, elle absorbe des influences illustres : grecques, arabes, françaises, espagnoles. Même les accords mets-vins se nourrissent de ce brassage ! Ainsi, le cappon magro de Ligurie, plat fastueux de la mer, épouse à merveille un Verdicchio des Marches – distance tout sauf régionale, mais balance parfaite d’amertume et de fraîcheur.

Quelques anecdotes savoureuses :

  • L’arrivée du Syrah en Toscane au XIXe siècle doit autant aux échanges commerciaux qu’à la volonté d’élargir le spectre des accords mets-vins.
  • Au début du XXe siècle, avec le développement du chemin de fer, des mariages inattendus sont devenus possibles : un Barbera d’Asti servait parfois les poissons du lac de Garde dans les grands hôtels prisés par la noblesse d’Europe !
  • La « nouvelle vague » de sommeliers italiens – Federica Lupi, Antonio Paolini… – ose aujourd’hui marier des cuisines du Sud avec des bulles du Trentin ou des vins volcaniques de l’Etna avec des risottos lombards (cf. interview La Repubblica, mars 2023).

Enjeux modernes : habitudes, tourisme et désir de surprise

Le boom du tourisme œno-gastronomique a changé la donne : plus d’1,5 million de personnes ont visité les vignobles italiens en 2023 selon l’Osservatorio Città del Vino. Chacun veut revivre les harmonies d’un dîner local… mais aussi ramener une expérience personnalisée. Or, la mondialisation et l’essor des restaurants fusion encouragent à sortir des sentiers battus.

  • Des chefs comme Massimo Bottura (Osteria Francescana, Modène) ou Niko Romito (Reale, Abruzzes) n’hésitent plus à proposer des accords « à contre-emploi ».
  • Le nombre de bars à vins multi-régionaux a doublé en Italie en 10 ans selon Gambero Rosso.
  • Du côté des consommateurs, il n’est pas rare de croiser aujourd’hui sur une même table des arancini siciliens servis avec un Valpolicella Ripasso vénitien ou une pasta e fagioli vénitienne arrosée d’un Frappato sicilien… pour le plaisir du contraste !

L’expert Gregorio Rocco, labellisé ONAV (Organizzazione Nazionale Assaggiatori di Vino), note : « L’accord régional est une excellente base, mais chaque plat, chaque bouteille renferme sa propre histoire sensorielle. Il est plus enrichissant d’oser, d’expérimenter, de surprendre son palais » (Il Sole 24 Ore, 2022).

Oser l’hybridation : pistes simples pour tenter d’autres accords

Sans prôner l’anarchie sur la table, quelques clés pour sortir habilement du cercle local :

  • Identifier la structure du plat (acidité, texture, force des saveurs) plutôt que d’imiter aveuglément la géographie.
  • Oser le décalage : un plat crémeux du nord (polenta, fromages) supporte souvent l’énergie d’un blanc du sud, la minéralité d’un Carricante (Etna).
  • Accorder sur la sauce ou sur l’accompagnement plus que sur la viande ou le poisson – les sauces sont souvent le point fort des régions.
  • Tester, en petit comité, des duels : le même plat, deux vins, et noter ce qui fait vibrer.
  • Demander toujours l’histoire du vin – parfois elle réserve la plus belle surprise, loin du terroir supposé idéal.

Tradition ou invention : choisir son plaisir

La magie de la table italienne, c’est cette capacité à réunir tradition et créativité, patrimoine et innovation. Les accords régionaux sont souvent fabuleux, mais ils ne doivent pas devenir des chaînes. Le secret ? Écouter son palais, apprendre la grammaire du goût… et oser réinventer, sans jamais renier le plaisir de partager.

Le vin italien, en somme, n’est pas seulement le reflet de sa terre : il est le miroir d’une Italie toujours vivante, curieuse, hospitalière et gourmande. Si le voyage commence souvent par un accord régional, c’est la flamme de la curiosité, celle qui fait traverser les frontières gustatives, qui l’anime plus que jamais.

Sources :

  • Osservatorio del Vino (2023)
  • Federdoc
  • Decanter
  • Gambero Rosso
  • La Repubblica
  • Il Sole 24 Ore
  • Consortium Wines of Italy
  • Osservatorio Città del Vino

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