Appellations italiennes : dessous d’étiquettes et débats passionnés

30/05/2025

Les grandes familles d’appellations italiennes : petits rappels essentiels

Avant d’ouvrir le débat, arrêtons-nous sur le « pourquoi » de ces fameuses appellations :

  • DOP (Denominazione d’Origine Protetta) : Signe que le vin provient d’une aire géographique précise et répond à un cahier des charges strict. Cette catégorie inclut aujourd’hui les DOC (Denominazione di Origine Controllata) et DOCG (Denominazione di Origine Controllata e Garantita).
  • IGT (Indicazione Geografica Tipica) : Permet plus de liberté, mais reste liée à une origine régionale.
  • Vino da Tavola : Vins de table, en dehors des provenances contrôlées.

Depuis la réforme européenne de 2010, les classifications se sont alignées sur les labels européens DOP et IGP, mais la mosaïque italienne reste unique par son histoire, ses traditions et… ses contradictions.

Réglementations strictes : la protection du terroir… ou carcan ?

Une garantie à double tranchant

L’objectif de ces règles était clair : protéger les traditions, l’identité du vin et le consommateur contre les contrefaçons ou les baisses de qualité. Ainsi, chaque DOC ou DOCG impose des contraintes : cépages autorisés, rendements, méthodes de culture, durée de vieillissement, titrage alcoolique minimal…

  • Le Chianti Classico, par exemple, doit contenir au moins 80 % de Sangiovese, et ne peut pas être vinifié en rosé ou mousseux.
  • Le Barolo DOCG exige au moins 38 mois d’élevage pour porter son nom (source : Consorzio del Barolo).

Mais là où la tradition protège, elle peut aussi freiner.

La critique de l’uniformisation

Ce que de nombreux vignerons déplorent aujourd’hui, c’est la tendance à gommer la singularité pour respecter un cadrage parfois obsolète :

  • Le règlement autorise des cépages et des pratiques qui correspondent à la majorité… mais pas à des micro-terroirs ou à des expressions singulières de la vigne.
  • Certains terroirs historiques, jadis réputés pour un style, se retrouvent condamnés à l’uniformité. C’est le cas par exemple de la Vernaccia di San Gimignano, dont la DOCG impose une recette qui peut limiter la créativité des artisans.
  • La zone du Verdicchio dei Castelli di Jesi, elle aussi, pâtit d’un cahier des charges qui favorise les volumes au détriment de certaines parcelles d’exception (source : Gambero Rosso, 2023).

L’un des paradoxes du système est donc qu’à force de vouloir garantir une identité, on risque parfois… d’étouffer la voix des terroirs les plus inspirés.

Sous le vernis de la notoriété : pressions économiques et dérives

L’effet « marque » des grandes DOCG

L’essor planétaire de certaines appellations italiennes a attiré les convoitises. Brunello di Montalcino, Amarone della Valpolicella ou Prosecco DOCG sont devenus de véritables marques. À tel point que, selon Coldiretti, près de 5 milliards de bouteilles labellisées DOP/IGP ont été produites en Italie en 2022 !

Face à un tel engouement, les structures coopératives et les grands groupes se sont engouffrés dans la brèche, tirant parfois la production vers une standardisation, quitte à éloigner le vin de son terroir d’origine. On a vu émerger, au cours des années 2010, des scandales : le faux Brunello (tricheries sur les cépages), les sur-rendements et le recours massif à la technologie œnologique pour « formater » un goût.

  • Après 2008, une enquête sur le Brunellopoli a révélé la présence de cépages étrangers dans des cuves estampillées Sangiovese (source : Il Sole 24 Ore).
  • Le Prosecco, passé de 150 millions à près de 600 millions de bouteilles en 15 ans, fait face à des dérives de volumes, parfois au détriment de la qualité (d’après le rapport Ismea 2022).

La tentation du « minimum syndical »

Par crainte de perdre leur certification, certains producteurs préfèrent produire un vin « conforme », sans prise de risque. D’autres multiplient les cuvées seulement pour profiter de la notoriété d’une appellation. Résultat ? On trouve, sous une même étiquette DOC ou DOCG, des vins exceptionnels mais aussi beaucoup de bouteilles très banales. L’homogénéisation menace la diversité.

Innovations, soulèvements et « fuorilegge » : la contre-culture italienne du vin

La révolte des vignerons contre les règles figées

L’histoire viticole de l’Italie regorge d’exemples de créateurs facétieux, amoureux de leur terre, qui ont volontairement « déserté » les appellations pour exprimer leur vision :

  • Les célèbres « Supertoscans » dans les années 1970 : Sassicaia, Tignanello, Ornellaia. Exclus du Chianti à l’époque pour leur composition hors-normes (merlot, cabernet-sauvignon…), ils ont fini par conquérir le monde… en simple Vino da Tavola ! En 2016, près de 962 producteurs commercialisaient des Supertoscans (source : Consortium Bolgheri DOC).
  • Ces dernières années, la Sicile a vu des vignerons comme Arianna Occhipinti ou Frank Cornelissen sortir volontairement du cahier des charges pour produire des vins d’auteur sous l’étiquette « IGT » ou même « Vino » sans indication géographique.
  • Dans le Jura italien du Frioul, de nombreux producteurs de « vins orange » refusent les contraintes sanitaires draconiennes et sortent de l’appellation Collio.

IGT, l’espace de liberté ?

Le label IGT a été conçu pour offrir un terrain d’expérimentation : croisements de cépages, vinifications atypiques, valorisation de terroirs méconnus. Aujourd’hui, de nombreux grands vins italiens portent ce sigle, parfois plus gage d’originalité qu’une DOCG trop connue. Ainsi, Luigi Maffini en Campanie ou Foradori dans le Trentin ont fait le choix d’IGT pour explorer de nouveaux horizons.

La question des « fantômes » : des terroirs ou des cépages sans reconnaissance

Des terroirs oubliés ou ignorés

Le système des appellations n’est pas toujours à la hauteur de la diversité italienne. On estime qu’il y a plus de 500 cépages autochtones actifs en Italie (source : Istituto di Servizi per il Mercato Agricolo Alimentare, 2021). Pourtant, nombre d’entre eux n’entrent dans aucun cahier des charges, ou sont relégués à une portion congrue.

  • Les « vitigni minori » du sud (comme le Tintilia dans le Molise, le Sciascinoso en Campanie ou le Nosiola du Trentin) peinent à exister face aux géants Sangiovese, Nebbiolo ou Montepulciano.
  • De petites zones au terroir remarquable ne sont toujours pas reconnues en appellations, ou sont intégrées à des zones trop vastes. Le Lambrusco, par exemple, englobe des réalités très différentes sous une même DOC.

Cette absence de reconnaissance officielle pose question : comment sauvegarder une biodiversité exceptionnelle si le système ne laisse pas assez de place à l’expérimentation ou à la redécouverte ?

Conséquences sur l’évolution et l’adaptation climatique

Face à la montée des températures et aux défis du changement climatique, de nombreux producteurs souhaiteraient pouvoir adapter cépages et techniques de culture… mais se heurtent à la rigidité des cahiers des charges. D’après le rapport « Climate Change and Italian Vineyards » (Winespectator, 2022), 71 % des domaines interrogés estiment que les règlements d’appellations freinent la modernisation et l’agroécologie.

Les défis de demain : quelles réformes possibles ?

Évolution, mais à quel prix ?

  • Depuis 2010, quelques appellations italiennes assouplissent leur règlement (ajout de nouveaux cépages, limitation des rendements, etc.), mais le processus reste lent.
  • Plusieurs consortiums, comme celui du Barbaresco, consultent désormais plus régulièrement les producteurs sur l’évolution des règles.
  • D’autres régions s’inspirent du modèle français des « crus » pour reconnaître la hiérarchie et la spécificité de certains terroirs au sein d’une même appellation (exemple : Montalcino avec ses « UGAs » - Unità Geografiche Aggiuntive, depuis 2021).

Débat sur le rôle des consortiums

Le poids des consortiums d’appellation en Italie est considérable – ils contrôlent, promeuvent, sanctionnent, négocient avec l’État et l’UE. Mais leur fonctionnement, parfois opaque ou conservateur, fait débat.

  • En 2019, 36 consortiums différents géraient les seules DOC du Piémont (source : Regione Piemonte).
  • Certains critères d’adhésion sont jugés trop restrictifs ou, à l’inverse, trop permissifs car infiltrés par les grands groupes.

Vers plus de flexibilité démocratique, ou vers une multiplication de micro-appellations (on en compte près de 400 aujourd’hui en Italie) ? La question reste ouverte, tout comme celle de la place du consommateur dans ce grand jeu de l’étiquette.

Entre valorisation et questionnement : les appellations italiennes à la croisée des chemins

Les appellations italiennes ont permis de sauver des traditions, de lutter contre la fraude, d’offrir au vin une stature, une reconnaissance. Mais elles portent aussi leurs propres contradictions : trop rigides, parfois impersonnelles, générant des effets de standardisation ou créant des inégalités entre producteurs. Leur dialogue avec l’époque – diversité, innovations, adaptation au climat, attentes des amateurs – est loin d’être achevé. Les grands vins d’Italie, eux, continuent de s’exprimer parfois à l’intérieur, parfois à l’extérieur des cadres, invitant tous les curieux à aller au-delà de l’étiquette pour (re)découvrir la superbe mosaïque des terroirs de la Botte. Car, qu’on parle de DOCG, d’IGT ou de « vins d’auteur », l’Italie garde sa magie : celle de la diversité, de la rencontre et de la surprise. Buon viaggio… et à la vôtre !

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